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15 février 2010 1 15 /02 /février /2010 17:59
Entre les deux frères Bunau-Varilla (Maurice, actionnaire principal du Matin et Philippe, l'ingénieur réalisateur du canal de Panama) des tensions assez vives semblent naître vers 1905.
 
Il faut dire que les enjeux de finance et de pouvoir à propos de la propriété du Matin sont considérables pour eux.
 
La lettre de Philippe, présentée ci-dessous, a besoin de quelques clés pour être comprise aujourd'hui. Nous essayerons d'en fournir quelques unes ultérieurement.

500.000 francs de 1905 : combien d euros ? - environ 1.600.000 euros.

Voir : Maurice Bunau-Varilla, empereur du Matin et les caricaturistes


Source : Archives Nationales - Cote 18 AR 1 (Fonds Bunau-Varilla)


 bunau-varilla_1916_004.jpg
Maurice Bunau-Varilla
Dessin publié en 1913
1904_bunau-varilla_philippe.jpg
Philippe Bunau-Varilla - Médaille en argent - 1904
Collection particulière

Paris, 5 juin 1905

Mon cher et tendrement aimé frère

Ce qui a fait jusqu'à présent notre force c'est l'unité de nos sentiments de mutuelle et généreuse affection combinée avec la dualité profonde de nos caractères et de nos façons de voir.

Cette dualité a amené avec des discussions lumineuses et fécondes des frictions qui pour n'être qu'à fleur de peau n'en doivent pas moins être exclues autant que possible de notre existence.

Au moment où nous allons conclure nos accords relatifs au « Matin » il n'est pas superflu que je t'exprime comment je conçois notre rôle l'un vis-à-vis de l'autre dans l'avenir aussi bien que l'ordre d'idées qui a chez toi et chez moi amené le projet qui va se réaliser.

Tu as depuis d'une dizaine d'années poursuivi à travers des fortunes diverses l'édification du colossal monument d'action et de force féconde qu'est le « Matin ». Tu y as employé le meilleur de ton énergie, de ta patience et de ton intelligence, tu y as risqué ta fortune personnelle et subi des aléas considérables.

Jamais tu ne m'as demandé un concours intellectuel et financier et pourtant tu nourrissais comme un projet chéri de m'offrir une participation me donnant des avantages égaux aux tiens dès que le succès couronnerait définitivement ton œuvre.

Cette occasion s'est présentée lorsque ton associé Mr Poidatz a désiré se retirer et t'a offert sa part dans des conditions avantageuses.

C'est à ce moment que tu m'as  pour la première fois révélé ta fraternelle et généreuse ambition.

Tu m'as non seulement offert une participation de moitié dans les titres que Poidatz se proposait de vendre, mais encore de prendre à ta charge les risques de cette participation en dehors du premier  paiement du tiers qui comportait un versement de 500 000 fr. pour chacun de nous.

Tu m'as en outre offert de me vendre la moitié des titres que tu possédais toi-même à ton prix de revient d'argent de bourse, sans compte d'intérêt, ce qui établissait un prix par titre égal à environ 40 % de celui fixé entre toi et Poidatz.

J'ai refusé de souscrire à cette dernière offre parce qu'elle me paraissait dépasser la limite que trace le sentiment de l'équité, mais j'ai accepté la participation que tu m'offrais dans les conditions où tu me l'offrais, sauf à appliquer aux titres t'appartenant en propre le prix entendu avec Poidatz de six millions pour la totalité des actions et pour la totalité  des parts du « Matin », après t'avoir d'ailleurs laissé le choix de recevoir mes cinq cent mille francs, comme une avance remboursable à ta seule volonté, mais te permettant de devenir propriétaire de 80% du Matin sans ébranler par un risque excessif ton équilibre financier familial.

Les dernières exigences de Mr Poidatz au moment de la signature du contrat t'ont imposé un scrupule, que je n'ai pas deviné, ne le croyant pas d'ordre juridique, mais qui pour toi était d'ordre moral, et cela t'a empêché de procéder, (en dehors de certaines circonstances matérielles qui t'ont également empêché) à la transformation en acte écrit de ces conventions verbales et morales entre nous.

L'état d'avancement de la liquidation de tes comptes avec Mr Poidatz par suite du décès de ce dernier et de la suppression de sa rente viagère levant désormais ton scrupule, tu désires maintenant réaliser ton projet.

Il se réalise dans des conditions que je considère comme éminemment avantageuse pour moi, puisque l'état de prospérité du « Matin » est encore singulièrement plus grand qu'il il y a deux ans lors de ton achat à Poidatz, et bien que l'équité ne m'interdise pas de réaliser des accords convenus autrefois, je tiens à constater ce fait en disant en même temps que je t'ai à diverses reprises relevé de tout scrupule relatif à ces conventions, en te priant de les mettre de côté et de te considérer comme simplement mon débiteur de 500 000 francs libre de fixer lui-même la date du remboursement.

Tu as insisté avec tout ton coeur et toute ton âme pour qu'il n'en soit pas ainsi, mais dans les discussions qui se sont élevées entre nous à ce sujet il s'est manifesté chez toi une crainte très vive, que je tiens à dissiper par une déclaration qui fera loi entre nous.

Tu as eu peur que les avantages que je vais acquérir dans les produits du Matin par suite de l'achat de titres, actions ou parts de fondateur représentant environ 40 % des bénéfices de la société, me donnent peu à peu la notion que je partage avec toi l'influence directrice et contrôlante.

Je te déclare explicitement, formellement, que je me considérais en faisant cela
1.comme le plus illégal des esprits puisque la majorité de plus de 50 % des actions doit toujours rester entre tes mains
2.comme le plus stupide des associés puisse que je détruirais par une tendance anarchique le principe d'autorité et d'unité de direction qui est essentiel à toute affaire, mais à un journal plus qu'à n'importe quelle autre affaire
3.comme le plus odieusement ingrat des frères puisque je viendrais, grâce à cette attitude, ruiner ton œuvre, désoler ton esprit, empoisonner ta vie, alors que je n'aurais été introduit dans ton œuvre que par la générosité tous tes sentiments fraternels et par l'ambition d'avoir créé une œuvre où nous et nos enfants puissent exercer utilement leur activité au service de notre grande nation.

Les qualifications que je me donne à moi-même pour l'hypothèse invraisemblable que je traite, je t'autorise d'avance à me les appliquer à moi-même si je venais dans un inexplicable trouble d'esprit à me comporter ainsi.

Je considère de devoir strict de ne prendre dans le Matin aucune collaboration sauve celle que nous reconnaîtrions tous deux comme utile, de m'abstenir de toute prétention à diriger la politique financière de la société, est pour le mieux marquer, je m'oblige formellement à toujours te donner le pouvoir de vote de mes actions. Je te reconnais enfin le droit de me dire à toute époque « Après tout, tu n'as risqué que cinq cent mille francs. Veux-tu défaire ce que nous avons fait ? ».

Je ne saurais, mon cher et aimé frère, exprimer autrement mes sentiments sur le passé et sur l'avenir et je te répète une dernière fois, si tu juges préférable à la création et à toi-même que je reste dehors, dis-le sans crainte; tu en as le droit moral, absolu et complet, et j'en serai également heureux.


Philippe Bunau Varilla
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